lundi 4 juin 2012

05 - Rapport de situation

         Je m'installais sur la terrasse, juste derrière la maison. Cette dernière était dans le cimetière. Devant moi s'étalaient les tombes de pierres avec des reflets dorés. Le soleil couchant y était probablement pour quelque chose. Je m'assis donc dans une de ces chaises en plastique blanc du mobilier de terrasse. Il y en avait une dizaine, avec une table blanche. La plus plupart étaient empilées le long de la maison, seules trois étaient disposées autour de la table de manière inégale sur la terrasse. Ce n'était rien d'autre qu'une avancée de béton nu sur un jardin sans fleurs délimité par une petite haie qui m'arrivait à la taille. Au fond, un petit abri en bois devait contenir du matériel de jardinage neuf vu l'état du jardin à peine entretenu. Dans un coin, un bidon coupé en deux, avec une armature en métal était le barbecue improvisé des occupants de la maison. Lentement, la température baissait. Mes yeux allaient de tombe en tombe, tandis que mon esprit assimilait ce que le vieil homme m’avait dit. Il était resté poli, du début à la fin, même s'il n'avait pu cacher sa déception sur le fait que j'ai été mêlée à toute cette histoire.
         Un paquet de cigarettes fut tendu devant moi. Jocelin me proposait de fumer.
         « - Ça aide à réfléchir. Me dit-il
            - Merci, mais je ne fume pas.
            - Comme tu veux. Répondit-il en s'allumant un de ces rouleaux de tabac
            - Tu devrais éviter aussi, ça aura ta peau. »
         Il se mit à rire doucement tandis que je me rappelais que cela n'avait aucune importance pour lui : il était poursuivit.
         « - Entre bruler la vie par les deux bouts et en faire cadeau à une bête à cornes, je préfère la première option. »
         Nous restâmes ainsi dehors, sans rien dire une bonne demi-heure. Moi, assise sur une chaise, lui, derrière moi, adossé au mur. Jusqu'à ce que mon téléphone ne sonne pour m'annoncer un message de ma boss. Elle me signalait qu'elle me mettait en congé jusqu'au lundi prochain, le temps que je règle tout mes problèmes. En lisant le message, je lâchais un soupir de soulagement : elle ne me licenciait pas.
         « - Jocelin ?
            - Ouais ?
            - Je voudrais faire un résumé de ce qu'à dit Alphonse. Est-ce que tu veux bien me corriger si je dis une bêtise.
            - Vas-y.
            - Je suis une âme brisée. Je le suis car j'ai été frappée par un démon il y a deux jours de cela. Actuellement, elle est en train de se reconstruire, mais elle ne reprendra jamais sa forme originelle. Désormais, comparé à une personne avec une âme normale, je suis un festin à coté d'un plat de nouilles. Ils me repèrent à l'odeur que je dégage en tant qu'être vivant. Dans peu de temps, je me mettrais à voir des choses étranges, et un ou des pouvoirs vont se manifester.
        - Un seul. Corrigea le gothique avec la cigarette à la bouche. Les autres sont simplement des manifestations altérées lorsque tu utilises un objet particulier.
            - Quel genre ?
        - Cela dépend des gens et des objets utilisés. Ils sont différents pour chaque personne. Un objet qui te sera efficace, ne le sera pas forcément pour moi.
         - Je viens de repenser à quelque chose. Si leur objectif est mon âme, pourquoi n'a-t-il pas pu la prendre lorsqu'il m'a attaqué ?
           - Quand une âme est en morceau, elle ne peut pas être extraite. Et il y a une autre règle : un démon doit faire le minimum d'altération dans la réalité sinon, il se fait violemment engueuler.
            - Pourquoi ?
          - Imagine qu'une bonne partie de la population mondiale soit douée de pouvoirs... en moins de temps qu'il n'en faut, les démons sont à la diète. Car je te garanti que les pouvoirs que nous avons nous permettent généralement de nous en sortir.
         - Attends une minute. Tu m'as dit qu'il fallait du temps avant que l'âme ne se reconstruise. Pourtant, dés le lendemain, j'ai de nouveau été attaquée
             - Ouais. »
         Dehors, les premières étoiles commençaient à briller. Derrière le mur d'enceinte du cimetière, je vis les éclairages de la ville s'allumer.
          « - Jocelin, est-ce que tu as une explication pour cela ?
          - Nan. Je n'en ai pas la moindre idée. Par contre, si cela ne te dérange pas, je voudrais te montrer ta chambre, que tu puisses t'installer. »
         Je me suis levée et je l'ai suivi dans la maison. Non sans l'avoir d'abord vu écraser sa cigarette dans un pot de fleur rempli de sable, juste à coté de l'entrée. Nous retraversâmes le salon, puis nous allâmes à droite, je ne l'avais pas vu avant, mais il y avait un couloir à cet endroit là. Le jeu des formes du papier peint fleuri était tel qu'il était impossible de le voir si on ne faisait pas attention. Il s'arrêta soudain dans le couloir pour me faire face.
           « Là, c'est la chambre d'Alphonse, me dit-il en me montrant le mur de gauche pour moi, de l'autre coté, c'est la buanderie, mais on y mets aussi des conserves et des bouteilles. »
         Il reprit sa marche jusqu'à l'arrivée d'un escalier en colimaçon avec deux portes en dessous.
        « - La première donne sur des toilettes et une salle de bain, la seconde, vers la cave. »
         Nous montâmes aux escaliers. C'était de vieux escaliers en bois qui craquaient sous nos poids respectifs. Au premier étage, je vis que ce papier peint rempli de fleurs décolorées qui envahissait le couloir et l'escalier était toujours présent. Il y avait trois portes sur le palier, mais mon guide les ignora et continua à monter les escaliers. Arrivés au deuxième étage, il s'arrêta à coté de la porte de droite :
         « - C'est ta chambre. »
         C'était une vielle porte en bois, avec une poignée ronde en laiton. Je posais ma main sur la poignée de la porte et l'ouvris sans difficultés. La pièce était bien plus grande que ce que j’aurais pu imaginer. Elle faisait dans les trente, ou trente cinq mètres carrés, avec une armoire, un bureau, une commode, et un lit en bois massifs. Les murs étaient gris pastel, sauf celui de la fenêtre, qui était encore recouvert de ce vieux papier peint. Une épaisse couette blanche m’appelait à dormir confortablement, moi qui n’avait pas eu assez d’heures de sommeil dernièrement. Au sol, une épaisse moquette crème engageait tous les invités à se déchausser pour profiter de sa douceur.
         Je m’assis au bord du lit regardant autour de moi.
       « - Ça te convient ?
        - A qui appartenait cette chambre ? Demandais-je en voyant des traces de cadre sur les murs.
         - Elle appartenait à Katelyn.
         - Est-ce qu’elle… ?
         - Oui, elle était en visite à Paris quand elle a été touchée. Elle est restée un moment ici. Mais elle a dû retourner dans son pays, en Russie. Elle a eu un accident sur la route vers l’aéroport.
         - Un démon ?
       - On ne sait pas. Tu sais, ta situation ne fait que rajouter un danger de plus à la longue liste de celles qui nous guette à tout moment. Alors je ne serais pas étonné d’apprendre que ce n’était qu’un bête accident de la route.
         - Elle est morte ?
         - Ouais. Morte, enterrée, et à l’heure qu’il est son âme s’est faite bouffée.
        - Quoi ? Mais je croyais que cela n’arrivais que dans le cas où tu étais tué par un démon.
         - Nan. A partir du moment où tu décèdes, la direction, c’est l’enfer. Quel que soit ce que tu fais. Quelle que soit la vie que tu mènes, la direction reste la même. Accepte-le, ton âme a été modifiée, comment veux-tu prétendre à autre chose ?
            - Donc il n’y a aucune solution…
         - Disons plutôt que l’on ne l’a pas encore trouvée. Allez, installe-toi, on mange dans une heure. Tu feras alors connaissance avec le reste des locataires. Une dernière chose, tu as des toilettes et une salle de bain sur le palier. »
         Je restai assise là, sur le lit, totalement vide, abattue par tant de malchance. Il n’y avait aucun bruit, et l’idée de m’installer dans cette chambre me semblait maintenant malsaine. Un peu comme la cellule d’une personne dans le couloir de la mort. On y habite sans vraiment savoir la date à laquelle l’on va être conduit vers la dernière salle. Oh, on peut se dire que l’on a la possibilité de sortir, mais l’extérieur peut vite se transformer en une chaise électrique ou en chambre à gaz. C’est sur ces macabres pensées que je suis allée chercher mes affaires. Sur le palier, je croisais une jeune femme que je n’avais encore jamais rencontrée. Elle cherchait quelque chose dans son sac, et ne m’avait pas encore remarquée. Elle était grande, avec de longs cheveux blonds qui lui couraient dans le dos. Sa maigreur frôlait l’anorexie, et malgré cela, elle portait un pantalon en jean moulant. Son blouson en jean, lui aussi, arrivait avec difficulté à la ceinture et laissait parfois dépasser un petit bout de tissu rouge.
         Soudain, elle sortit des clefs et me vit. Elle m’adressa un franc sourire. Elle était extrêmement belle, avec des yeux verts et un maquillage savamment dosé sur un visage fin.
         « - Bonjour, tu es nouvelle ? Je m’appelle Vanessa. Je suis juste là. Me dit-elle en me montrant la porte en face de la mienne. Alors, comment ça va ?
            - Ça pourrait aller mieux.
            - Ah, tu viens d’apprendre…ta situation.
            - Oui. Je m’appelle Lena.
            - Ne t’inquiète pas. On se dit tous que notre temps est plus compté que celui des autres. Mais ça ne nous empêche pas d’en profiter. Toutes les personnes ici sont des âmes brisées.
            - Tout le monde ?
        - Oui, Je suppose que tu as déjà rencontré Alphonse et Jocelin, y’a aussi Ahmed à la cave, Paul et Asami au premier et Alberto et Ida au troisième. Les bagages en bas sont à toi ?
            - Oui. J’allais…
            - Je vais t’aider ! »
         Avant même d’avoir pu la remercier elle était déjà partie dans les escaliers en entamant un long monologue sur le fait que Jocelin n’était décidément pas un galant homme. (En vérité, elle n’employa pas ce type de propos).
     Vanessa était une vraie pipelette. Mais elle semblait d’une gentillesse rare. Elle cherchait à me démontrer que la situation n’était pas aussi terrible que cela. Et que la vie ici, en communauté n’était pas quelque chose d’aussi terrible. Au fur et à mesure qu’elle parlait, je me dis que j’aurais vraiment pu tomber sur une voisine bien pire.
         Avec difficultés, nous montâmes mes bagages jusqu’au palier où j’allais habiter.
         « - Ah ouais… j’allais oublier, tu as le droit de refaire la déco de la chambre à ton goût. Mais ne touche pas au mur avec le papier peint : c’est l’un des systèmes de défense de la maison. Je sais qu’il est moche, mais il est efficace.
        - Est-ce que je peux au moins mettre un drap devant ? Demandais-je en regardant la vieille décoration incriminée.
          - Nan, elle doit rester visible en tout point de la maison.
          - Comment fonctionne-t-elle ? Demandais-je naïvement.
        - Pas la moindre idée, je ne l’ai jamais vue fonctionner. On m’a simplement empêchée in-extrémis de la passer au dissoucolle avant de m’expliquer ce que c’était.
          - N’y a-t-il pas un risque qu’elle se déclenche par inadvertance ?
      - Non, je ne pense pas. A ce qu’il paraît, elle ne réagit qu’aux dangers. »
         Nous continuâmes ainsi à discuter et à faire connaissance jusqu’à l’heure du diner. Nous descendîmes ensuite les escaliers en parlant du repas et des modalités pour vivre ici. De ce que je comprenais, chacun participait à la fois financièrement et de manière organisationnelle. Les corvées de repas, de ravitaillement auprès d’une grande surface, et de nettoyage des parties communes étaient gérées à tour de rôles. La lessive et le repassage étaient parmi les seules choses réglées de manière individuelles. La maison appartenait à Alphonse, ce qui limitait grandement le coût du loyer.
         Arrivée en bas de l’escalier, ma guide me stoppa d’une main. Son air enjoué avait disparu. Je voulu l’interroger, mais elle mit un doigt sur sa bouche de la manière la plus sérieuse possible. Par dessus son épaule, je vis Jocelin, le visage fermé, et, caché dans sa main, quelque chose d’extrêmement brillant. Une discussion lointaine m’arrivait aux oreilles. Au fur et à mesure que je m’approchais, j’entendais la voix rauque et grave d'un fumeur de longue date parler de manière extrêmement calme avec Alphonse.

2 commentaires:

gobgeo a dit…

il me tarde de lire la suite... c'est prenant cette fin!

Unknown a dit…

^^